Denis de réalité

Commissaires d'expo (Curators): Kathrin Borer et Andreas Hagenbach
Lieu (Venue): FabrikCulture Hegenheim / F

"Quels sont les dénis de réalité dont vous vous êtes débarrassés? Quels sont ceux avec lesquels vous êtes encore en conflit? Pensez vous qu'il soit possible d'en venir à bout?"

L'écrivain Heiner Müller posait ces questions à Jens Reich en 1992. Déni de réalité - cela nous concerne-t-il ou bien seulement le domaine de l'Art? La palette de réponses est multicolore. Lorsqu’il s’agit de faire le bilan d’une situation, se pose alors l’importante question de savoir sur quels critères se baser. Cette question d’ Heiner Müller à Jens Reich s’adresse aux hommes qui, transférés d’un système à un autre, se demandent ce qui dans ce changement s’est amélioré. Implicite dans cette question est le fait que ces hommes sont obligés d’accepter ces changements, sans avoir le choix de l’influencer. En politique, il est fréquent de ne pas avoir d’alternatives, comme s’il n’était pas nécessaire de discuter sur d’autres possibilités. En Art, nous parlons d’alternatives à un système établi, et nous attestons de la diversité des histoires qui reflètent notre monde ; la liberté de choix est pour l’artiste la condition même de son existence ; il doit toujours et encore se demander si elle est vraiment respectée, et dans son travail, quel est son rapport au monde . Cela n’est pas toujours le cas, mais en tant que commissaires nous avons choi- si des œuvres qui s’intéressent à notre existence dans le monde.

Lorsque l’actualité si tourmentée fait écho à notre destin personnel, nous ne sommes plus sûr si cela sert de consolation à notre propre tragédie. Dans son œuvre « Warten, Glauben. Hoffen » Olivia Wiederkehr présente un bateau, renversé sur le côté, très solidement attaché ; il ne peut plus bouger.
L’installation de Jakob Tyroller « baton beauty » présente un amoncellement de bâtons en plâtre et laissés dans leur aspect brut. A quelle situation réelle l’artiste se réfère-t'-il ? Est-ce la capitulation, la résistance, l’éviction ? Au-delà de la fragilité même des objets, une seule de ces interrogations déjà peut être une amorce de réponse.

Baton beauty

 

C’est un crapaud surdimensionné que Geneviève Morin nous présente dans « Crapeau surgonflé ». Symbole à la fois de nostalgie et de vulnérabilité, il est est si énorme que l’on se demande s’il ne va pas bientôt éclater. Mais comme ses yeux veillent sur notre exposition, surtout ne pas l’embrasser !


Les messages à double tranchant sont des messages cachés qui expriment au final le contraire de ce qui est dit. Les bouches dans les dessins « Paradontose » de Annette Mueller se trouvent à la hauteur de celui qui les regarde, comme si elles cherchaient un contact physique et voulaient être embrassées.

Mais la Paradontose ...! « Löffel » de Patricia Huijnen est une réflexion profonde sur la vie. Nous voyons dans la cuillère une empreinte dentaire. C’est une marque d’identité. L’idée de la cuillère comme symbole de vie est ici caduque. La cuillère n’est plus utilisable, elle est abimée.

Installation view Lebenslügen

Dans l’œuvre de Nina Laaf, le mot « Maloche » est gravé sur papier. Notre vie est marquée par le travail. Selon Marx, l’aliénation par le travail est caractéristique du capitalisme, où nous devenons des machines, et dans lequel nous perdons notre individualité. Idéalement, le travail artistique part d’une motivation profonde. Il n’est pas aliéné et reflète une identité.

Le transfert du modèle identitaire est abordé dans la vidéo de Vladimir Mitrev « The Lovely Colour ». Une couleur de cheveu devient différente non pas parce que les cheveux sont décolorés, mais parce que des cheveux artificiels sont superposés à ceux naturels. En marchant dans la rue, nous assistons à l’insertion d’une forme de nostalgie dans la chevelure.

Martin Chramosta s’intéresse dans « Aus dem Vermächtnis des Malers Milos Saxl » à un élément de la biographie de l’artiste tchèque. Comment se développe le cheminement d’un artiste, quels changements de trajectoire prend-il, et qu’est ce qu’il en reste dans la postérité ? Les tableaux jaunis sont-ils un début ou une fin ?

Marianne Eigenheer dans sa « Legacy » prend comme motif et sujet, l’héritage de sa grand-mère. Comme si vus au travers d’une loupe, les minuscules documents, qui seront calquer et broder sur étoffe, apparaissent dans une taille démesurée. Elle nous montre comment en regardant sa propre histoire, on s’aperçoit que l’on ne peut échapper à sa généalogie.

Constellation Anja Ganster

Dans les « Constellations » d’Anja Ganster, des constellations singulières et colorées reflètent notre perception de ce qui nous est propre et ce qui est étranger. La biographie de l’autre semble souvent plus intéressante que la sienne, mais lorsque notre propre biographie se reflète dans l’autre, disparaît la frontière entre réalité et fiction, entre le vrai et l’imaginaire.

« Reflet de l’intérieur » de Jisook Min évoque l’espace immatériel du souvenir, d’un lieu qui n’existe plus. La solidité du plâtre contraste avec l’impossibilité de maintenir intact le souvenir d’un lieu ; la mémoire ne peut jamais retrouver l’image exacte. Sigmund Freud aurait sûrement trouvé plaisir à observer l’intérieur de l’être par ce biais.

Reflet de l'interieur Jisook Min

Entre les cultures, il y a le mot. « Bitten, auffordern und sich bedanken ! » de Lisa Biedlingmaier évoque la problématique des dérives de sens lorsqu’on traduit une langue dans une autre. Pour savoir ce que l’autre veut dire, il faut se mouvoir dans son monde, chercher à comprendre sa vision du monde. Dans la vidéo « Reve ta Stogne » l’artiste explore la biographie de ses grands parents et recherche un langage poétique qui seul permettra de raconter les souvenirs douloureux.

Dans le travail de Tae Gon Kim « Untitled (trois ballons »), de fins tuyaux de cuivre sont reliés en une construction fragile en haut de laquelle de petits ballons sont prêts à être gonfler. Comme si nous étions mis au défit de gonfler différents dispositifs pour les conserver. Qui est donc ici le troisième ?

Les matériaux utilisés dans «Bord», «Combustion I+II » de Clémence Choquet et Mikaël Gamio montrent les traces de leur propre dissolution. L’eau qui se décompose et la rouille corrosive suggèrent d’une part un potentiel subversif, et renvoie de l’autre, au pouvoir de transformation.

« NYC » d’Ahmet Dogan nous propose un récit, différent de celui que l’on connaît et qui pourtant abrite une vérité. L’inversion de l’image, dans laquelle les « twin Towers » sont debout alors que tout autour s’écroule, reflète la situation de la société occidentale dont les fondements s’érodent depuis lors. Le discours dominant du politique auquel nous nous soumettons, reste dicté par la disparition des « Twin Towers ».

NYC Ahmet Dougan

« Nest 22.2.2014 » de Jan Hostettler renvoie à un événement qui nous met devant un fait accompli. Ce nid d’oiseau contaminé par le pesticide Lindan a été trouvé près de l’ancienne usine d’ Huningue. Il nous parle du profit de quelques uns et des conséquences qu’au final, la société et l’environnement doivent payer.

Le kelim « hairstring II » de Selma Alaçam reflète notre pensée rationnelle qui régit de manière optimiste notre monde. La question des causes et effets, c’est en fait, le serpent qui se mord la queue ! En théorie, la différence entre savoir et ignorance peut sembler insignifiante, dans la réalité elle peut être fatale.

Est-ce que la « Fronde » de Clara Denidet se suffit à elle-même ? Cette arme laisse peu d’options ouvertes. Pour accéder à la munition, il faut détruire l’arme. Celui qui prend l’arme n’a plus accès à la munition. Pour pouvoir résoudre un conflit, il faut abandonner l’un ou l’autre.

Fronde Clara Denidet
Missing Link Stephan Hauswirth

Nous voyons spontanément dans la formule « Missing Link » un ancêtre de notre espèce. Avec humour, Stephan Hauswirth fait référence à un chaînon manquant dans notre civilisation - on ne peut pas se le représenter tel qu’il serait, si nous nous retrouvions face à lui. C’est pourquoi ce modèle dans cette dimension est rassurant.

Dans « Stillleben » de Janusz Czech, les femmes sont des êtres dont on peut disposer, comme dans les vidéos de publicité de l’armée autrichienne ou dans la série de photos de Steven Meisel de la revue italienne Vogue. A travers ces compagnons de jeu hautement sexualisés, la guerre devient un avatar pour une vie intense avec toutes ses libertés et dangers. Le lièvre érotisé se pose comme conclusion satirique à cet ensemble.

Jacques Lopez tire dans « Bilan » le bilan de son activité artistique annuelle. Les conditions de travail et stratégies d’un artiste sont abordées. C’est par un clin d’œil que cette vidéo conclue cette exposition qui fait partie de la course annuelle à la performance qu’est la Régionale.

Legacy Marianne Eigenheer